Procès du Père Hyacinthe, plaidoyer de l'avocat M. Turmier qui l'a défendu devant la cour prévôtale de Rennes en 1697. Partie 1 Premier chef d'accusation.

Procès du Père Hyacinthe, plaidoyer de l'avocat M. Turmier qui l'a défendu devant la cour prévôtale de Rennes en 1697. Partie 1 Premier chef d'accusation.

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Procès du Père Hyacinthe, plaidoyer de l'avocat M. Turmier qui l'a défendu devant la cour prévôtale de Rennes en 1697. Partie 1

Le père Hyacinthe est accusé :

Premier chef d'accusation : d'avoir conspiré contre le personne du gouverneur Henry Habert de Vauboulon, de l'avoir fait arrêter et constitué prisonnier dans un cachot où, après vingt-deux mois, il a été empoissonné

Deuxième chef d'accusation : il est accusé aussi d'avoir fait passer par les armes un valet du même gouverneur.

Partie 1 : Premier chef d'accusation. Partie 2 : Deuxième chef d'accusation

Exposé des faits, rédigé par M. de La Rivière Chériel, rapporteur, et M. Turmier, avocat pour le R.P. Hyacinthe de Quimper, religieux capucin et missionnaire, défendeur et accusé contre M. le procureur du roi, demandeur et accusateur.

" Une accusation capitale formée contre un capucin arrêté et retenu prisonnier par ordre du roi a quelque chose de si extraordinaire et de si surprenant qu'on ne peut quasi se former l'idée des motifs à cette accusation.

Si on le soupçonne d'avoir voulu usurper l'autorité du roi dans une île qui est soumise à son obéissance, c'est une entreprise si éloignée du vœu et de l'habit d'un capucin, qu'elle ne peut tomber dans l'esprit d'aucune personne.

Si on le veut accuser d'infidélité ou de quelque intelligence secrète avec les ennemis de l'État, cela est combattu par ses vœux et par le serment de fidélité qu'il prêta en partant pour sa mission ; au surplus, sa naissance, sa patrie et le nom français ne peuvent souffrir ce reproche, aussi n'y en a-t-il jamais eu le moindre soupçon.

Du côté des mœurs, soit de la rectitude de la vie, de l'observance de sa règle et du mépris des richesses, c'est ce qu'il a toujours observé très religieusement. Si son accusation était d'y avoir contrevenu, ce ne serait pas un crime d'État ; il n'en devrait raison qu'à son ordre, qui, sur cela ne lui fait aucun reproche. Quelle est donc l'accusation d'un prête, d'un capucin ? En quoi peut-il avoir contrevenu aux ordres du roi sans avoir vu violer sa règle ni son devoir ? Voici sans doute quelque chose d'extraordinaire.

Son accusation est d'avoir conspiré dans l'île Bourbon autrefois nommé Mascarin contre le personne du gouverneur que le roi y avait envoyé, de l'avoir fait arrêter et constitué prisonnier dans un cachot où, après vingt-deux mois, il a été empoissonné ; il est accusé aussi d'avoir fait passer par les armes un valet du même gouverneur pour avoir voulu procurer la liberté à son maître et concerté d'égorger le père capucin et son frère compagnon, le sieur Firelin et tous ceux qui l'avaient emprisonné. Cela blesse l'autorité du roi qui doit être révérée dans la personne de celui qui la représente, et voilà deux crimes capitaux.

Il faut avouer que cette accusation frappe d'abord les sens, mais on sort ici, avec grande raison, du texte de l'Écriture : littera occidit, spiritus autem vivificat. Il ne faut pas s'arrêter à la simple appréhension du fait, il faut passer incontinent à l'esprit qui est l'intention, le motif et la fin, pourquoi cela a été fait, c'est où MM. les juges sont très humblement priés d'arrêter leur attention. Ils y trouveront la justification de ce vénérable accusé.

Avant d'entrer dans le détail de cette accusation, il est préalable de relever une expression qui peut frapper tous ceux qui entendent parler ; c'est l'empoisonnement du gouverneur dans la prison. Il est vrai que cela fait horreur, et qu'il ne peut jamais y avoir d'excuse à une si vilaine action ; aussi le défendeur la déteste, et il ne peut assez se récrier contre ceux qui l'ont commise et qui sont participants. Qu'un chacun donc soit persuadé que le défendeur n'a nulle part à ce crime, il n'a jamais eu connaissance ni de l'action, ni du complot de ce poison. Si pour l'empêcher et conserver la vie du prisonnier, il eût fallu en donner une autre, il est certain que le père Hyacinthe n'eût pas différé d'un moment à sacrifier la sienne : il ne faut donc pas même le soupçonner d'un crime si atroce ; aussi, très heureusement, il n'est point accusé, bien qu'on lui impose bien d'autres faits dont il est également innocent.

Cela posé, on vient aux circonstances de cette accusation qui demande préalablement une instruction de quelques faits.

L'île Bourbon, appelée île de Mascarin avant d'avoir été soumise à l'obéissance de notre roi, qui fut environ l'an 1662, est située à la pointe de l'Afrique ; sa mer est très orageuse, ses approches difficiles et son séjour exposé aux plus grandes chaleurs d'Afrique.

Cette île, qui sert aujourd'hui de magasin au commerce des Indes, n'était avant sa réduction habitée que par des nègres qui se sont retirés dans les montagnes de l'île, et ont laissé le plat pays aux Français et à plusieurs autres nationnaires dont la plupart ne s'y rendent que pour éviter la punition des crimes qu'ils ont commis dans leur pays.

L'île a 50 lieues de circuit, 18 ou 20 de longueur ; elle est divisée en trois cantons qui renferment tout le séjour des habitants sous l'obéissance du roi et dans le culte de la religion romaine. Ces cantons sont : Saint-Denis, Sainte-Suzanne et Saint-Paul, on y compte à présent 45 ou 50 familles qui font environs 500 personnes toutes d'humeur féroce, et fort penchantes à la sédition. Depuis trente ans, il y a eu successivement des commandants pour Sa Majesté, et des religieux pour l'exercice de la religion et pour l'édification du public, lesquels ont été obligés de quitter l'île avec peu de satisfaction, ou y ont péri malheureusement.

Le père Bernardin de Quimper, capucin, a passé onze ans dans cette île où il a procuré de très grands avantages au roi et aux habitants ; mais enfin, se voyant peu satisfait d'un peuple indocile, il retourna en France où il ne fut pas plutôt arrivé qu'il fut mandé en cour et commandé de la part du roi de retourner en l'île. On lui donna pour aide le père Hyacinthe de Quimper, qui est l'accusé, et le frère Antoine de Lannion, pour les secourir en leurs besoins.

En même temps, le roi envoya, pour être gouverneur de l'île, le sieur Henri de Vauboulon, avec lequel s'embarquèrent aussi plusieurs autres personnes pour passer en l'île.

Le Père Bernardin mourut en route, ce qui jeta une grande consternation dans le cœur du père Hyacinthe, se voyant seul prête dans une grande île et seul à la direction spirituelle d'un peuple fort agreste. Mais enfin il se détermina à remplir sa mission, il continua sa route sur le même vaisseau et, au mois de décembre 1689, ils abordèrent à l'île Bourbon où le sieur de Vauboulon fut reconnu et installé gouverneur pour sa Majesté dans tout l'île.

Sa conduite ne succéda pas à l'attente qu'on avait conçue de sa personne. Il était d'un esprit avare, cruel et impérieux qui lui attira bientôt la haine, l'aversion du peuple. Il employait son autorité et son emploi à piller sans raison les habitants. De cent écus que quelques-uns avaient, il emportait quatre-vingts, et de douez écus, il en emportait dix. Il privait les uns de leurs biens pour les leur faire racheter à prix d'argent. Il exigeait de tout le monde des sommes exorbitantes, il obligeait les uns à faire des chemins, des travaux publics sans salaire et sans fournir aucune subsistance, et imposait des tributs sur le peuple dont nul autre ne s'était pas encore avisé.

On prétend que tous ces faits sont informés, et ils le seraient encore mieux si on faisait, ou si on avait fait faire des enquêtes dans l'île. Tout cela rendait le peuple très mécontent. Dans ce temps-là, il arriva une aventure singulière qui donna cause à tout ce qui est survenu depuis. Le sieur Michel Firelin était commis dans l'île pour les magasins de la Compagnie des Indes, Cet emploi est considérable, et il était regardé comme la deuxième personne de l'île. Le gouverneur, cherchant toutes les occasions de s'attirer des affaires, ou par esprit d'empire, alla au magasin et voulut obliger Firelin à changer l'ordre et la situation des marchandises. Celui-ci en fis refus, ne croyant pas que l'ordre de son magasin fut soumis aux lois du gouverneur. Ce refus emporta l'autre en colère, il jeta par terre les piles de marchandises, donna des coups de canne à Firelin. Hinc causa irarum.

Firelin quitta son magasin et le quartier de Saint-Denis où il est situé ; il alla trouver le père Hyacinthe au quartier de Sainte-Suzanne où il était alors ; il lui raconta son infortune et le chagrin où il était contre le gouverneur auquel il voulait casser la tête plutôt que de tomber entre ses mains. On peut aisément croire quelle fut la réponse d'un chrétien, d'un prêtre et d'un capucin ; il plaignit son sort, lui dit de prendre patience, qu'il irait, le dimanche suivant, à Saint-Denis, trouver le gouverneur après la messe et qu'il procurerait sa paix ; qu'en attendant, il restait au quartier, qu'il vit les habitants et tout ce qu'il y avait à voir audit lieu. Ces faits doivent être reconnus par Firelin lui-même.

Il resta donc, mais au lieu d'attendre patiemment le dimanche qu'on devait aller à Saint-Denis après la messe, il employa son séjour à soulever les particuliers, les engager en son parti et les porter à arrêter leur gouverneur qu'il traitait de voleur et de tyran. En effet, toutes les fois qu'il retournait à l'hospice des deux capucins, il était de plus en plus animé de passion et encore plus enflé du désir de la vengeance, sans que tous les conseils du défendeur, les avertissements du péril où il se commettait et de manquer à son devoir, pussent rien gagner sur son esprit. Il se peut que le complot d'arrêter le gouverneur ait été formé chez le nommé Royer, capitaine du canton de Sainte-Suzanne, et apparemment sur la promesse d'épouser la fille de Royer après l'empoisonnement comme il a fait ; mais tout cela à l'insu du capucin qui même n'a fait cette réflexion que depuis peu sur les circonstances et les conjonctures des choses. Il fut surpris d'apprendre qu'un des jours que Firelin resta à Sainte-Suzanne, il avait publié, à l'issue de la messe, une plainte aux habitants, portant à peu près qu'ils ne devaient pas souffrir que le commis de la Compagnie des Indes fût maltraité par le gouverneur, et qu'il était de leur intérêt de le conserver ou de se conserver eux-mêmes, ce qu'il ne fit apparemment que par un complot concerté avec le capitaine, mais le défendeur crut que tout serait terminé et apaisé le lendemain, qu'il devait aller trouver le gouverneur et moyenner la paix entre lui et Firelin.

En effet, il y alla après la messe célébrée, et Firelin ne peut pas contester que durant toute la route qu'ils firent ensemble, le capucin ne lui parla d'autre chose que de se bien remettre avec le gouverneur, et lui pardonner en véritable chrétien. Il lui raconta les inconvénients qu'il y a toujours à se révolter contre celui qui est revêtu de l'autorité du roi et lequel il faut révérer en cette qualité. Cela résulte même du seul caractère du défendeur et du seul devoir d'un chrétien.

Enfin, il est certain que ledit défendeur alla trouver le gouverneur, qu'il le pria en faveur de Firelin et le supplia de tout pardonner et de tout oublier. Il est certain encore que le gouverneur, après quelques temps, parut apaisé ; qu'il reçut Firelin, qu'il lui dit d'aller désormais à son magasin, et que lui-même crut que la paix était faite. Si ce fait est avoué, comme on l'espère, par Firelin lui-même, il est certain que le capucin ne trouvait aucune conspiration, et que s'il s'en faisait ou s'en était fait aucune, ce ne pouvait être de sa part ni à sa connaissance. Aussi Firelin ne dis pas qu'il y en eût aucune dans ce temps-là, autrement il s'accorderait mal avec son désir de se ménager la paix avec le gouverneur, s'il en eût eu une trahison dans le cœur. Il doit donc passer pour constant qu'il n'y en avait point du moins du côté du capucin, lorsqu'il alla, au mois d'octobre 1690, procurer la paix de Firelin. Il ne reste plus qu'à examiner ce qui s'est passé depuis, parce que c'est de là qu'on peut découvrir la vérité. Ce capucin ayant pris congé du gouverneur et laissé Firelin seul avec lui, ledit gouverneur ferma la porte sur eux, appela Bidon, son greffier ou son notaire, et interrogea juridiquement ledit Firelin sur la publication faite à l'issue de la messe de Sainte-Suzanne, sur le soulèvement qu'il avait voulu faire des ouvriers du magasin et sur d'autres faits qu'il lui reprocha aigrement jusqu'au point de le menacer du dernier supplice. On laisse à penser sur cela quels furent les sentiments de Firelin, et s'il ne songea pas désormais à trouver les moyens de se défaire du gouverneur.

Le père Hyacinthe n'avait aucun différend avec lui. Ils vivaient assez bien ensemble pour n'avoir aucun sujet de se plaindre l'un de l'autre et cela est bien évident, puisque le capucin allait trouver le gouverneur pour ménager la paix de Firelin, cela ne se fait pas entre ennemis. Mais dans le cœur de Firelin, ce n'était pas la même chose, il méditait tous les moyens imaginables pour se défaire du gouverneur.

Il ne manqua pas, durant quinze jours que le Père resta à Saint-Denis, de venir lui dire très souvent qu'il fallait arrêter le gouverneur, que tous les ouvriers seraient de son parti, que tout le peuple murmurait, qu'il disposerait du quartier de Sainte-Suzanne et qu'il ne souhaitait que le consentement du père Hyacinthe, mais ce dernier s'opposa toujours à cette téméraire entreprise, et travailla autant qu'il put à pacifier les esprits et à détourner un tel orage.

Il quitta pour ce sujet le canton de Saint-Denis et alla à celui de Saint-Paul qui en était éloigné de sept lieues où il fut appelé pour baptiser un enfant, et il y demeura quinze jours au plus. Pendant ce temps il arriva trois événements singuliers qui avancèrent mal les affaires du gouverneur et qui effectivement aigrirent le cœur des habitants contre lui.

Il fit arrêter un nommé Henri Brocus habitant de l'île, pour avoir donné de l'oignon et de l'ail à quelques nègres des montagnes, pour raison de quoi il le condamna à faire l'amende honorable avec un écriteau sur le visage et sur le dos, portant : protecteur des nègres marrons, et à être ensuite attaché au carcan, ce qui fut exécuté dès la pointe du jour.

L'autre cas est que le jour de la présentation de la Vierge est marqué fête dans le bréviaire ou calendrier du père Hyacinthe. Sur cela, Firelin fit assembler le peuple dans l'église pour faire les prières publiques à la manière accoutumée. Le nommé Arsul sonna la cloche pour avertir les absents de se rendre à l'oraison, et Firelin commença la prière. Le gouverneur, qui devait avoir défendu de solenniser la fête, envoya prendre Arsul et le fit mettre en prison. Firelin attroupa le peuple pour aller réclamer Arsul. Le gouverneur les renvoya avec menaces et dit à Firelin qu'il était un séditieux, qu'il avait voulu soulever le peuple à Sainte-Suzanne, qu'il était allé à la tête des ouvriers pour lui faire insulte, et que ce jour-là, il se trouvait à la tête des habitants pour faire la prière contre son ordre et qu'il y venait encore pour lui enlever Arsul, que son procès était fait, et qu'il serait pendu quand il y penserait le moins. On laisse à penser qui demeura effrayé de ces paroles et qui était intéressé à se défaire du gouverneur.

Le troisième cas est que Firelin n'ayant pas couché une nuit dans sa maison, le gouverneur fit un règlement par lequel il ordonna et fit publier que ledit Firelin paierait une pistole, et, chaque ouvrier, un écu, toutes les fois qu'ils seraient absents de leurs maisons, après le coucher du soleil, et effectivement il envoya trois fois demander la pistole d'amende, si bien que cela aigrit fort les esprits contre la dureté de son gouvernement, et porta Firelin à tout hasarder et à tout faire.

Le père Hyacinthe était à Saint-Paul, comme on l'a dit. Firelin lui écrivit trois lettres pour l'informer de ces faits et le supplier d'aller à Saint-Denis pour mettre ordre à tous ces troubles, même il recevait souvent des exprès pour cela, si bien qu'il crut être de son devoir de retourner à Saint-Denis pour porter un prompt remède à ce mal. On objecte que toutes ces lettres et ambassades n'étaient que pour projeter la conspiration et la mort du gouverneur. Mais sur quels fondements asseoir une telle conjecture, ou plutôt une telle imagination. Le défendeur ne répond pas de ce qui était dans le cœur de Firelin, ni de ce qu'il protestait. Il est vrai qu'il faisait tous ses efforts pour entraîner le Père dans son parti, c'était pour l'y attirer qu'il lui écrivait ses lettres, et qu'il envoyait incessamment des exprès, mais du côté du père, où est la complicité ? et par quel fait peut-on dire qu'il ait participé à cette conspiration ! On vient de voir que le Père n'avait aucun intérêt entre le gouverneur et Firelin, que de moyenner entre eux la paix et le repos de l'île. On ne présumera jamais qu'un capucin ait pu avoir d'autre sentiment, et pour le convaincre du contraire, il faudrait avoir des faits positifs, il n'y en a point. S'il a reçu des lettres de Firelin, on déclare ce qu'elles contiennent, c'est-à-dire les trois points ci-devant établis. Si on lui a envoyé des exprès, c'était pour le presser de venir à Saint-Denis, il y est allé, mais dans quel esprit ! c'est ce que Dieu seul et le cœur du Père savent, mais nul autre. On dit que ça était pour perdre le gouverneur, mais le Père assure que c'était pour le sauver. Qui peut sur cela convaincre la volonté et l'intention du Père ! Il alla de Sainte-Suzanne à Saint-Denis dans un véritable esprit de moyenner la paix ; pourquoi veut-on que cet esprit ait changé dans un mois de temps, jusqu'au point de méditer la mort d'un officier du roi, c'est-à-dire se faire volontairement irrégulier, tomber dans un sacrilège et dans un parricide infâme, même dans un crime de lèse-majesté sans cause. Cela ne peut entrer dans l'esprit d'aucun homme raisonnable.

Si le père Hyacinthe eût eu ce pernicieux dessein d'attenter à la vie du gouverneur ou de le faire arrêter, il eût communiqué ce dessein à quelques-uns pour les attirer à son parti. Peut-on nommer une seule personne à qui il en ait parlé ? Il n'y en a point ; il est donc certain qu'il n'a point tramé ce complot. S'il l'eût fait, c'eût été sans doute dans le quartier de Saint-Denis où il resta jusqu'à son retour, c'eût été sans retour, c'eût été là qu'il eût trouvé des partisans, mais heureusement il se trouve que dans cette affaire nul habitant n'y a de part. Il est donc très certain que le Père n'a fait aucune conspiration. Il faut encore considérer que s'il était retourné de Saint-Paul à Saint-Denis, dans le dessein d'arrêter le gouverneur, il eût mené avec lui une cohorte de gens armés, propres à une expédition militaire de la nature de celle-ci ; mais il y va seul, preuve assurée qu'il y allait dans un esprit de sincérité et d'innocence pour calmer le trouble et l'agitation où il apprenait qu'étaient les choses.

A son arrivée, Firelin, du Hall et Barrière vinrent le trouver qui lui dirent d'un esprit ferme et résolu : qu'ils arrêteraient le gouverneur, que c'était une chose nécessaire, qu'ils avaient leurs mesures et tout disposé pour cela, que Royer, capitaine de Sainte-Suzanne, amènerait de nuit les habitants pour se saisir du gouverneur dans sa maison ou en allant à l'église, et que c'était une résolution prise. Cela est véritable et il est naturel de le croire. Firelin avait raison de tout craindre, puisque le gouverneur l'avait assuré que son procès était fait, et qu'il le ferait pendre quand il y penserait le moins.

Firelin avait du crédit dans l'île, et tous les ouvriers étaient à sa dévotion, tout le monde était mécontent du gouverneur, si bien qu'on ne doit pas douter que ce ne fût une conspiration ourdie par Firelin et ses adhérents dès avant l'arrivée du Père qu'on ne manda que pour lui en donner avis.

Que pouvait faire en cette occasion un religieux capucin ? C'était user de remontrances, de faire des exhortations, faire comprendre l'atrocité du crime dans lequel ils s'engageaient et les suites fâcheuses qu'ils s'attiraient sur tout l'île ; que c'était attaquer l'autorité du roi et se rendre rebelles, enfin il ne pouvait faire autre chose que de leur représenter tout ce qui pouvait les dissuader d'une telle entreprise, et leur en faire connaître le péril et la témérité. On ne peut pas douter que tout cela n'ait été mis en oeuvre par le père Hyacinthe.

Autant de fois qu'il a parlé et qu'il a pu entretenir ces personnes ; mais des paroles ne sont rien contre une résolution déterminée et contre une partie faite avec obstination. Était-il au pouvoir du père d'empêcher par la force ou par l'autorité l'exécution de ce complot ? Car enfin, on ne doit exiger de lui que ce qu'il a pu faire ; on comprend assez que sa profession et son habit ne pouvaient pas résister à une entreprise aussi terrible.

Il fallait (dit-on) avertir le gouverneur du complot qui se tramait contre lui. C'est ici que la prudence humaine peut souvent tomber, car si quelques-uns sont d'avis que l'avertissement était nécessaire, il pourra s'en trouver davantage de l'avis qu'il ne l'était pas. Il faut donc examiner les conséquences, pour conclure ce qui était le plus à propos. Si le gouverneur eût été averti, il n'eût pas manqué de se mettre en devoir d'arrêter Firelin et ses complices, mais Firelin et ses complices ne se fussent pas laissé arrêter sans se défendre. Celui-là avait des domestiques, mais ceux-ci avaient des parents , des amis, des confédérés qui n'eussent pas manqué de prendre les armes pour leur défense et même pour tirer de prison ceux qui y eussent été mis; cet avertissement allait donc mettre le feu et le carnage dans l'île, causer des morts et des désordres infinis. Si le parti du gouverneur eût été le plus fort. Firelin, du Hall, Barrière et tous leurs complices eussent été pendus sans ressource, le commerce eût cessé, le magasin eût peut-être été pillé, et plusieurs familles désolées, tant par l'ignominie du supplice, que par les assassinats qui eussent suivi. Si le parti des conspirateurs se fût trouvé le plus fort, l'autorité du roi eût été violée ouvertement, son premier officier eût été ou tué, ou indignement traité ; enfin c'eût été exciter une guerre civile, et une révolte dans l'île, et qui eût causé tous ces désordres ? L'imprudence d'un capucin pour avoir décelé une conspiration.

Que tous nos philosophes moraux, que les Catons du siècle viennent ici nous dire ce qu'il fallait faire en cette conjoncture ; mais qu'ils se souviennent que la scène est dans une île où il n'y a point de porte de derrière et où il n'y a point d'autre vérité majeure ni de justice à réclamer, puisque le conflit est entre les supérieures de l'île.

Le père Hyacinthe céda au temps, ne pouvant pas arrêter le torrent de cette conjuration, après avoir fait tous ses efforts pour l'empêcher. Il ne lui resta plus qu'à délibérer s'il quitterait le quartier de Saint-Denis dans le temps que cette expédition se ferait ou s'il resterait pour empêcher, autant qu'il serait en son pouvoir, qu'elle ne se fît avec effusion de sang et perte de la vie du gouverneur.

Il prévit qu'en quittant le quartier, l'action ne se passerait pas sans meurtre de part et d'autre, il prit donc le parti de rester pour empêcher à son possible le plus grand désordre, ne doutant pas que sa présence pourrait servir pour adoucir les choses quoiqu'elle ne pût rien servir pour empêcher l'action et assurément s'il eût quitté le quartier, il eût abandonné le gouverneur à la fureur et à l'inquiétude du peuple, il eût mis sa vie entre ses mains et il eût commis par là la cruauté la plus criminelle qui se puisse imaginer.

Voilà le véritable motif pour lequel il resta à Saint-Denis : on ne peut pas douter que ce fut dans le seul dessein de conserver la personne du gouverneur, et voici ce qu'il fit encore dans le même dessein.

Il ne douta pas que si l'attaque se faisait à la maison du roi ou dans les rues, le gouverneur, ses domestiques et ses amis ne se fussent mis en défense, ce qui eût causé un grand carnage dans lequel le gouverneur eût indubitablement péri ; le défendeur crut que pour prévenir ce malheur il était plus à propos de ne l'arrêter que dans l'église dans le temps qu'on serait disposé à entendre la messe ne doutant pas que la sainteté du lieu n'empêchât toute effusion de sang et les mesures qui hors de là, étaient inévitables.

C'est ici qu'on prend occasion de condamner absolument le procédé du Père ; c'est lui, dit-on, qui a eu le dessein de d'arrêter le gouverneur, puisqu'il a disposé les moyens et la manière de le faire dont il demeure d'accord. Cette conséquence n'est pas vraie ; elle n'est pas juste.

On vient de faire voir que Firelin était le seul intéressé à faire la conspiration qu'il avait ourdie à Sainte-Suzanne avec le capitaine Royer, par la promesse d'épouser sa fille après la prise du gouverneur ; qu'il avait attiré dans son parti du Hall, Barrière, les ouvriers et plusieurs habitants de Saint-Denis, et on vient de faire voir que tout était disposé à cela avant l'arrivée du père Hyacinthe, qui ne fut mandé que pour recevoir avis de la conspiration qui était hourdie, et de l'exécution qu'on en allait faire, mais non p

Du Hall ne peut pas contester qu'il alla avertir Royer pour mener chez Barrière les habitants de Sainte-Suzanne le samedi soir ; et il ne peut pas nier que Firelin lui ait dit qu'il en était averti depuis longtemps ; aussi les habitants vinrent le samedi, environ minuit, chez Barrière où les acteurs furent choisis par Royer, pour arrêter le gouverneur, savoir : du Hall, Laroche, Marc Vidot et Macasse. Voilà une conspiration ourdie par le gendre et le beau-père, mais, dit-on, c'était par les ordres du capucin aussi bien que de Firelin.

Ce fait n'est point véritable, sauf correction il ne peut être attesté que par les véritables coupables qui, pour s'excuser, cherchent à rejeter leur faute sur autrui, se persuadant que par là ils deviendront innocents.

Il ne faut donc pas recevoir en preuve, contre le défendeur, tout ce que diront Firelin, du Hall, Laroche, Vidot, Marcasse et Barrière, parce que ce sont eux qui ont arrêté le gouverneur et qui, pour pallier leur crime, veulent en rendre le capucin auteur conjointement avec Firelin, quoique ce soit le seul ouvrage de Firelin auquel le capucin n'a point d'autre part que le chagrin de n'avoir pu empêcher ce complot.

Barrière y avait aussi part puisque ce fut chez lui que se fit le rendez-vous des habitants de Sainte-Suzanne, et qu'il les escorta dans leur entreprise comme dans l'exécution du dessein à l'égard de Bidon ; il est devenu beau-frère de Firelin ayant épousé une des filles de Royer, et, par conséquent, tous intéressés dans la perte du gouverneur, tant pour l'élévation de leur famille que par la connaissance qu'ils avaient que si le gouverneur était rétabli ce serait leur perte entière, aussi c'est ce qui a porté tous ces scélérats à faire empoisonner ledit gouverneur dans la prison, ne doutant pas que s'il en sortait ils étaient tous perdus.

Il ne faut donc pas les entendre comme témoins contre le père Hyacinthe, car leur reproche est de droit ; et à l'égard des autres témoins qui sont personnes étrangères, ils ne peuvent parler de la chose que par conjecture et par avoir ouï-dire, et par les apparences extérieures, en quoi ils se trompent, et il ne faut pas s'en étonner, car il semblait au dehors que le capucin approuvait une action qu'il désapprouvait dans son cœur et dans la sincérité de son âme ; ainsi, nulle preuve contre lui.

On fait donc un crime au défendeur d'une action de prudence et de sages précautions apportées en faveur du gouverneur et à dessein de lui sauver la vie. L'histoire des troubles de Paris nous donne l'exemple d'un homme de qualité saisi et arrêté par la populace qui allait le déchirer, sans qu'un sage conseiller passant arrêtât le peuple, dit que ce n'était pas assez, qu'il fallait mettre en prison, et que le lendemain il serait pendu publiquement, ce qu'il ne fit que dans un sage moyen de lui procurer la liberté et la vie. On peut assurer qu'ici c'est la même chose, qu'il n'y a de différence que dans les circonstances particulières du lieu et des personnes, ce qui milite pour le capucin, car dans un état policé et dans un pays libre il n'aurait agi autrement, mais il faut s'accommoder au lieu et céder à la force.

Il est vrai que le dimanche matin, trois de ces particuliers, commandés pour arrêter le gouverneur, vinrent parler au Père ; mais il est vrai aussi que le Père leur dit qu'ils étaient chargés d'une commission très mauvaise et qu'ils feraient bien de ne s'en acquitter pas ; mais il les trouva disposés à ne pas suivre cet avis, il les renvoya.

Ils allèrent trouver Firelin qui encourageait les ouvriers et tous ses partisans à la générosité de l'action, il leur répandit libéralement de l'eau-de-vie pour les fortifier au combat. On ne peut pas souhaiter une déclaration plus ouverte d'être l'auteur de l'action.

Le gouverneur s'étant rendu à l'église y fût donc arrêté à l'instant, par du Hall, Laroche, Vidot et Barrière. Il est vrai que se voyant arrêté, il cria au Père qu'il lui sauvât la vie, mais que pouvait répondre le Père dans l'état où se trouvaient les choses ? Il dit : " Ne craignez point, Monsieur, on n'en veut pas à votre vie, laissez-vous conduire, vous n'aurez nul mal. "

Pouvait-il dire ou faire autrement dans la conjoncture du temps, où Vidot avait le sabre à la main pour fendre la tête du gouverneur s'il eût fait quelque résistance ? Le Père s'accommodait donc au temps : il fit plus, car appréhendant qu'il y eût quelque voie de fait hors de l'église, il ôta son aube, prit un petit bâton en main et marcha immédiatement après le gouverneur dans la seule intention de le conserver et d'empêcher qu'il ne lui fût fait aucun mal. Ce procédé par les dehors pour une participation et une apparente complicité même ; il semble que le capucin présidait à l'action, mais on a ci-devant expliqué la différence du materiel et formale peccati. La ligne était faite, et les exhortations du capucin n'avaient pu rompre ; il fallait donc plier. Et où était en ce temps le véritable auteur du mal, c'est-à-dire Firelin ? Il était à la porte de l'église, l'épée au côté et deux pistolets en main, escorté de tous les ouvriers, des habitants de Sainte-Suzanne et de tous ceux de Saint-Denis, criant sur le gouverneur. C'est ce qui obligea le capucin de courir promptement pour le conserver, si bien que lui et Firelin étaient là pour des motifs différents, quoique tous les deux parussent concourir à l'emprisonnement du gouverneur. On les a déjà expliqués, et on ne les répète pas.

Si le capucin eût baissé la main, c'est-à-dire s'il ne se fût pas interposé comme il fit à toutes les actions de cette conspiration, il est certain qu'on eût égorgé le sieur Vauboulon, comme il a été depuis empoisonné, car il était de l'intérêt de Firelin, de Royer, de tous les confédérés, de tous les habitants qu'il ne rentrât pas au gouvernement. Ils ne l'eussent jamais mis en prison, dans la crainte où ils étaient qu'il n'en fût sorti si la présence du capucin n'eût ménagé cela. C'est donc au soin et à la prudence de père que la vie du gouverneur est due, dès le moment où il fut arrêté : au reste son dessein pour obéir à la rage du peuple, n'était que de le mettre en sûreté en attendant l'arrivée de quelque vaisseau français. Il n'y avait donc, dans le cœur du capucin, qu'une pure et droite intention de con,server la personne du gouverneur, dans un lieu où l'on ne pouvait pas prendre d'autre mesure ; car encore une fois, il ne faut pas raisonner de ce qu'on faisait là par rapport de ce qui se ferait en France.

On a dit que le gouverneur ayant été conduit à la porte de la prison fut fouillé par le capucin qui le fit mettre au cachot, et lui fit attacher des fers aux pieds ; mais ce sont là autant de suppositions de Firelin et de ses complices, lesquels, comme on l'a dit, ne doivent être crus en rien. Il y a des témoins désintéressés comme Herdy et sa femme qui disent que Firelin alla chercher des fers pour les mettre aux pieds du gouverneur ; il est appris que ce fut le serrurier de la compagnie qui les attacha par l'ordre de Firelin, qu'il était saisi de la clé du cachot, qu'elle lui fut remise en main, qu'il l'a toujours gardée, et que le défendeur ne l'a jamais eue.

Il est vrai qu'après cette expédition qui s'était passée sans effusion de sang, le Père retourna en l'église, où il célébra la messe et après chanta le Te Deum pendant lequel il fit arborer le pavillon de France et tirer quelques coups de canon. Ce qu'il conseilla : pour rendre grâces à Dieu de ce que le gouverneur, ni aucun autre n'avait été tué dans cette action ; pour unir les esprits, établir et conserver la paix entre eux, et la tenir fidèlement dans l'obéissance qui est due au Roi, et enfin pour ôter au peuple la méfiance de l'opposition que ledit Père avait toujours marquée à l'exécution de ce dessein.

On peut se tromper en disant que toutes ces cérémonies extérieures sont des marques éclatantes d'une joie et d'une réjouissance extraordinaires ; car la politique et le déguisement du cœur ont en cette occasion toute la part à la cérémonie, et ce n'est point un blâme dans la personne d'un religieux, lorsque, pour le bien public et pour le service du Roi, il est nécessaire de procéder de la sorte en un lieu non policé.

Il est vrai qu'après cet emprisonnement, le défendeur appréhenda qu'il ne se fît quelque révolte ; car enfin le gouverneur ne laissait pas d'avoir des partisans et des amis, lorsqu'on voit un État sans chefs, où chacun se donne la liberté de songer à soi-même, il se fait des factions pour usurper l'autorité ou pour la partager, comme l'on fit du sceptre d'Alexandre après sa mort. Il appréhenda encore plus que les tumultes n'eussent ouvert la porte à quelque infidélité ou à quelques ennemi de l'État qui eussent chassé la foi catholique et l'autorité de France, qui sont les plus puissants motifs qu'ait toujours envisagés le père Hyacinthe. Il avoue que cette juste appréhension lui a fait des peines, et l'a porté à se donner tous les mouvements qu'il a cru nécessaires pour tenir tout le monde en son devoir.

Dans cet envisagement, il a dû se charger de l'iniquité d'autrui pour établir la paix ; il écrivit dans le quartier de Saint-Paul, qui est le plus grand et le plus éloigné, que c'était lui qui avait fait mettre le gouverneur en prison pour le sûreté de l'île, pour la conserver à notre invincible monarque, et pour assurer le vie et les biens de tous les habitants.

Il est aisé de pénétrer dans les motifs pour lesquels le Père écrivait de la sorte, car il est certain que cela ne s'était passé ni pour lui, ni d'après son consentement, mais il fallait le dire ainsi afin de contenir le peuple en son de voir et prévenir les tumultes.

On savait assez qu'un capucin n'était pas capable d'usurper l'autorité supérieure, et on savait aussi que si cela s'était fait par son ordre, il y avait aussi juste cause de le faire, en sorte que c'était le vrai moyen d'arrêter tous les remuements qui seraient infailliblement arrivés, si on avait su que Firelin était le seul auteur de la conspiration, parce qu'on n'eût pas été persuadé que cela fût fait avec toute sorte de raison et de justice. Il fallait donc se charger devant le peuple de tout ce qui s'était passé.

Mais on connaît ce qui en est par les lettres, et on pénètre le motif par les termes dans lesquels elles sont conçues, qui est un des plus forts arguments de la candeur de ce bon religieux " Je vous prie, ( dit-il ), comme très bons et très fidèles serviteurs de sa Majesté très chrétienne, de vous tenir paisiblement en vos maisons et de vous mêler en rien dans cette affaire, car qui bougera ou parlera contre, sera mis au cachot comme rebelle au Roi et ennemi du repos et du bien public."

Il dit qu'il attend un commissaire du Roi auquel il donnera la clé du cachot avec les raisons qu'il a eues de faire arrêter cet ennemi des habitants. Cela fait voir qu'il n'attentait donc pas à la vie du gouverneur. Il n'usurpait pas l'autorité puisqu'il remettait tout entre les mains du Roi et de ses officiers ; et à l'égard des raisons qu'il avait eues de faire arrêter l'ennemi des habitants, il prétendait faire informer dans l'île de la mauvaise conduite du gouverneur, et faire connaître en même temps qu'il n'était pas auteur no participant volontaire de ce qui s'était passé.

Il exhorte les habitants à pacifier leurs différends par l'avis de certaines personnes de probité, il invite le capitaine du lieu à mettre toutes les armes dans le magasin du Roi. Qui ne voit que c'est pour empêcher les tumultes ? Enfin il prie que personne ne se fasse insulte.

Il envoie à Saint-Paul Bidon et la Citerne qui sont deux domestiques du gouverneur, avec défense de les laisser retourner. Ne voit-on pas que c'est pour ôter toute occasion de révolte dans le quartier de Saint-Denis, si les domestiques du gouverneur y fussent demeurés en pleine liberté ? Tout cela n'est que l'effet d'une très juste et très prudente conduite après l'emprisonnement effectué.

Il dit qu'à présent on pourra aller à la chasse que le gouverneur avait défendue, enfin il exhorte tous les habitants de tout son cœur à la paix ; à l'union et à la concorde. Qui ne voit que tout cela part d'un cœur religieux et bien intentionné ? On ne peut donc envisager cette lettre et toutes les autres, s'il en a écrit des semblables, que comme des lettres apostoliques dans le langage de la réunion, où il n'y a qu'un bon zèle et toujours penchant au bien de la paix.

C'était, en effet, le seul chemin qu'il dût tenir dans l'état où étaient les choses et par une vraie politique il ne devait rendre suspect à ceux qui appréhendaient le gouverneur, tout prisonnier qu'il était, et qui observaient toutes les démarches du capucin dans la crainte qu'il ne portât à l'élargissement, c'est pourquoi il fallait feindre d'apparence au dehors, ce qu'il détestait en son cœur.

Tout ceci sert de réponse à deux procès-verbaux où l'accusé semble encore se charger de l'emprisonnement du gouverneur ; car il est tellement vrai que tout cela n'est que le fait de Firelin, que lesdits procès-verbaux sont écrits tout au long de sa main. Il est vrai que le père Hyacinthe les a signés, mais pouvait-il en faire refus.

S'il l'eût fait, quelles en étaient les conséquences ? C'est où Messieurs les juges sont priés de réfléchir. Ce refus eût allumé la sédition, on eût dit que le capucin méditait de rendre la liberté au gouverneur, puisqu'il ne voulait point approuver son emprisonnement auquel il avait tant résisté ; Firelin et ses adhérents en eussent tiré des conséquences infinies, et dans la méfiance où ils fussent entrés ils étaient capables de tout entreprendre et de tout faire ; ils étaient maîtres du cachot où le gouverneur était retenu, ils eussent commencé par le sacrifice de sa personne et le capucin l'eût suivi de très près. Il faudrait se trouver en semblables occasions pour apprendre à dissimuler ; et si on l'a vu pratiquer en des troubles que se sont élevés dans le sein d'une ville réglée et dans le centre du royaume, que ne doit-on pas dire et que ne doit-on pas faire dans une île éloignée et parmi des barbares ?

Il ne faut pas dire : Voilà votre main, voilà votre seing, car la main et le seing ne sont pas toujours témoignage du cœur ni d'une volonté libre. Le défendeur appelle à son secours sur cela les titres du droit : quod metûs causâ gestum erit, et quod vi aut clam, même l'ancien axiôme de droit : quod vi metus ve causâ où le prêteur assure : quod metûs causâ gestum fucrit ratum non babebo, et le jurisconsulte sur cet édit assure que : si quid ob banc causam factum est ; nullius momenti est. Il ne faut donc pas s'arrêter à un procès-verbal dressé par Firelin et écrit de sa main, présenté dans l'état qu'il est, ai père Hyacinthe, lequel n'a osé ni de refuser la signature. Ce procès-verbal contient vérité en tous les faits d'exaction qui y sont couchés contre le gouverneur ; il n'y a de bob véritable que l'aveu d'avoir fait emprisonner le sieur de Vauboulon, parce que dans la vérité, ce ne fut ni par l'ordre ni pas le consentement libre du capucin que l'emprisonnement fut fait.

Les ennemis de la religion romaine ont osé coucher dans la gazette que le défendant se brouilla avec le gouverneur sur la route en allant dans l'île, qu'il résolut de se venger de l'injure qu'il prétendait en avoir reçue, qu'il dissimula longtemps ce pernicieux dessein, mais qu'enfin il se joignit à Firelin pour se venger. Ce libelle fabuleux rempli d'impostures et de circonstances toutes fausses, vérifiées telles même par les informations, ne part que de la main des ennemis de la religion et de l'État, le gouverneur et le capucin n'eurent point de démêlé sur la route et on ne peut pas le présumer vu la différence des états, Ce qui a pu donner occasion à ce bruit faux, c'est que le père Bernardin, étant décédé à la côte du Brésil, le sieur de Vauboulon par son esprit d'avarice voulut avoir la dépouille du défunt, et s'emparer de son coffre, où il s'imagina qu'il y avait de l'argent. Le père Hyacinthe s'y opposa et son frère aussi, qui dirent que la dépouille d'un religieux appartenait à son ordre, et qu'il n'était pas séant de laisser aux mains d'un séculier, l'habit d'un capucin. Ils furent conciliés sur le champ. Le coffre fut ouvert, il ne s'y trouva point d'argent, si bien que toute la dépouille fut laissée au capucins pour leur usage ; y avait-il en cela quelque effet de haine ? Et où est l'injure dont parle faussement le compositeur de gazette ?

Il est certain qu'ils vécurent en île sans discorde, que le capucin était souvent appelé à la table du gouverneur, et ils n'étaient pas mal ensemble, puisque le capucin alla lui demander la paix de Firelin.

D'ailleurs, réfléchit-on que c'est d'un prêtre et d'un capucin dont on parle, qui sait et qui prêche le pardon des ennemis comme nécessaire essentiellement ç la foi et au salut ? Si on le sait, comment oser dire qu'un religieux qui célèbre tous les jours, se soit approché du plus auguste de tous les sacrements, pendant un an, avec une perfidie dans le cœur pour manger son jugement comme Judas ? On voit bien que l'auteur n'est pas persuadé de la vraie religion ni de sa pureté, pour croire qu'il se puisse trouver un religieux, capable d'un crime semblable qui a aussi peu de fondements que tout le reste de la gazette ; c'est avec raison que le poète en parle en ces termes : " Tam ficti falsique tenax quam nuntio cesti." Car il n'y a dans ce récit injurieux que de l'imagination et de l'imposture, comme le dire que le capucin et Firelin persuadèrent que les Hollandais et les alliés s'étaient emparés de la France : on voit par l'extravagance et la fausseté de ce fait qu'elle foi on doit ajouter à tels ouvrages aussi bien que sur le fait insolent de l'apostasie d'un religieux qui ne s'est jamais éloigné de la pureté de sa règle, qui a toujours conservé son état et qu'il conserve encore à présent comme dans les cloître. Il ne peut y avoir que le démon de la calomnie avec toute sa fureur, qui soit capable de lancer des traits si empoisonnés et qui ont si peu d'apparence ; que Firelin, au mois de novembre 1690, n'était point marié, ce ne fut au plus qu'en 1691 qu'il épousa la fille de Royer, laquelle ne put donner le jour à son premier enfant qu'en 1692, et on veut qu'un capucin, âgé de 65 ans, prêtre et seul curé de l'île Bourbon, ait demandé en mariage à un catholique français, une fille de 2 ou 3 ans, qui ne pourrait avoir aujourd'hui que 5 ans, s'il en avait au monde. Voilà un trait d'histoire si extravagant qu'il suffit pour détruire le reste.

En autres que ce religieux ait trouvé le moyen de se sauver d'une île dont les approches et la sortie sont impossibles sans le secours de quelque navire français. En effet, ce Père s'en est venu tranquillement dans le navire de Monsieur de Mons qui a donné un témoignage illustre de sa vie et de l'austérité dudit Père. Il n'a point décelé ni voulu cacher son arrivée, il a vécu notoirement dans le monastère d'Hennebon pendant trois semaines, sortant et allant par la ville comme les autres religieux.

Ayant appris que le Père Provincial était à Dinan pour faire la visite, il alla l'y trouver avec la permission de son gardien, en compagnie de deux autres religieux, pour lui demander un couvent de stabilité selon l'usage lorsqu'on vient des missions étrangères.

Il n'a jamais changé son nom ni sa personne, parce que sa conscience ne lui a jamais rien reproché, et quand on suppose qu'il s'est emparé du gouvernement, le contraire nous est appris par la bouche de ses parties mêmes qui sont : Firelin, La Roche, Barrière et Vidot, aussi bien que par les témoins qui n'ont pu disconvenir que le gouvernement lui fût offert par les habitants de l'île, mais qu'il le refusa comme contraire à ses vœux et à son état, et qu'il proposa Firelin, non pas comme un sujet propre à gouverner, mais comme étant le plus distingué qui, d'ailleurs, était commis et proposé par la compagnie des Indes à la direction de leur commerce dans leur pays ; en quoi il a cru rendre un bon service au Roy et à la Compagnie, afin de tenir toujours le peuple dans un état monarchique, soumis et dépendant d'un gouverneur, en attendant qu'il en eût été nommé un légitime : et, en m^me temps, pour assurer à l'État français et à Messieurs de la Compagnie leurs effets et leur commerce. Il y eût eu de l'imprudence à laisser un peuple dans l'indépendance et à choisir, à défaut d'un gouverneur légitime, tout autre que Firelin : les conséquences en étaient infinies, car il avait, de fait, une espèce d'autorité sur les habitants pour raison de son emploi, duquel ils dépendent tous, et sans doute si on eût agi autrement, c'eût été exciter une révolte, on eût jalousé ou méprisé tout autre qui eût été élevé à ce degré d'honneur ; et l'évènement a fait connaître que Firelin ayant déjà une alliance concertée avec le capitaine de Sainte-Suzanne et tous les habitants de Saint-Denis étant ses ouvriers, il y avait nécessité de le choisir. Au reste, ce n'est point le capucin qui a faix le choix ; ce furent tous les cantons, sur l'avis, à la vérité, du capucin ; mais il n'est pas défendu à un religieux de donner des avis lorsqu'ils sont salutaires à l'État, donnés pour le salut de ses peuples. Il est donc ridicule de lui imposer d'avoir usurpé le gouvernement ou tranché du souverain en nommant, de son autorité, un commandant sur le peuple ; il sait que son vœu le soumet à une obéissance perpétuelle et jamais pour gouverner, et il sait encore que l'épée convient mal avec l'état et l'habit d'un capucin.

Il ne disconvient pas que Firelin, abusant de l'autorité qui lui été accordée dans l'île et faisant aussi des exactions, il fut, à la vérité, poursuivi par les habitants et obligé de se réfugier dans les montagnes, d'où il ne sortit que pour s'embarquer sur un navire qui passait pour aller à Surate. Mais le Père conteste avoir poursuivi Firelin et n'avoir jamais pris les armes, ni s'être rendu chef d'escorte ; il eût cru tomber dans l'irrégularité, et, au lieu de cela, voyant qu'il y avait toujours nécessité d'un chef pour contenir le peuple dans l'obéissance, il moyenna la paix de Firelin avec les habitants et le fit retourner dans l'île, où il reprit le commandement.

C'est donc très mal à propos qu'on attaque la conduite du défendeur, auquel on fait des crimes des meilleures et des plus prudentes actions qu'il ait pu faire pour le service du roi et pour maintenir son autorité et l'obéissance qui lui est due. Qu'on ne vienne pas raisonner par rapport à ce qui se ferait dans un État libre et dans le cœur de la France ; qu'on réfléchisse encore une fois sur le lieu et sur la circonstance du temps et des choses.

Ce n'est point attaquer l'autorité du Roi, ni la mépriser ; au contraire, c'est la reconnaître et s'y soumettre entièrement que d'adoucir la manière d'une capture invisiblement déterminée, pour informer le Roy de la mauvaise conduite de son officier ; recevoir ses ordres, et, en même temps, c'est lui conserver la vie qu'il eût perdue sans ce sage tempérament, qu'on n'osa pas ouvertement rebuter. S'il a gémi vingt-deux mois en prison, c'est un coup de malheur que, pendant tout ce temps-là, il ne soit venu à l'île aucun vaisseau de France. Le défendeur a eu des chagrins mortels de ce long retardement, mais il n'était plus temps de l'élargir ; Firelin, sa nouvelle famille et tous ses complices s'y fussent fortement opposés.

Le défendeur ne pouvait pas le faire lui même, puisque Firelin avait tout le pouvoir avec la clé de la prison ; ainsi, ce long retardement n'est que l'effet du hasard.

Si après tout ce temps-là, il a été empoisonné, il se trouve heureusement que le capucin n'y a aucune part, ni n'en a aucune connaissance. Les auteurs de ce crime abominable sont : Firelin, Le Roy, chirurgien du gouverneur, lequel prépara le poison, Bidon, valet de chambre dudit gouverneur, devenu beau-frère de Firelin, et peut-être ceux qui sont aujourd'hui prisonniers et qui s'assemblent tous les jours dans la prison pour concerter entre eux sur les moyens d'accabler le défendeur par leurs calomnies, persuadés qu'ils sont que, rendant le défendeur complice ou auteur de leur crime, ils en éviteront la peine, ce que la justice n'aura garde d'autoriser. On finit donc cette première partie de l"accusation en suppliant la justice de réfléchir que le père Hyacinthe n'a point excité la sédition, que ça été Firelin par le grand intérêt qu'il avait de la susciter ; que le complot étant fait, ledit Père n'a pu en empêcher l'exécution, ayant fait pour cela tout ce qui était en son pouvoir. Au surplus, tout ce qu'il a fait, ça été pour conserver la vie au gouverneur, empêcher le massacre des habitants et assurer le repos de l'île, dans l'obéissance du roi ; s'il a péché en cela, c'est contre son opinion et sans croire commettre aucune faute ; au contraire, il se flattait de mériter des louanges et quand il pourrait arriver que sa politique ne fût pas approuvée universellement de tout le monde, du moins il espère qu'elle ne sera pas condamnée de tous ; et quand un capucin, qui a fait les vœux à dix-huit ans, qui a toujours vécu dans le cloître ou dans les missions étrangères, aurait manqué dans la politique, dans un tumulte séditieux, il ne peut se persuader qu'on puisse lui faire un crime pour n'avoir pu mieux réussir. Du moins, il a cette consolation que sa conscience ne lui fait aucun reproche de toute cette affaire, et qu'il n'a pas manqué à son devoir, puisqu'il n'a pu le remplir autrement et que ses intentions ont été toujours droites pour la fidélité au Roy, pour le bien de l'État et du peuple commis à sa direction spirituelle, pour l'observance de sa règle, dont il ne s'est jamais éloigné, et pour le repos de sa conscience.

Partie 2 : Deuxième chef d'accusation.

Source : Causeries historiques sur l'île de La Réunion. Par G. -F. CRESTIEN. Avec préface par François SAINT-AMAND. Librairie Challamel Ainé. 5 rue Jacob Paris. Année 1881.



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