L'assemblée
des délégués continuait à siéger. Les bruits les plus sinistres circulaient.
Il ne s'agissait de rien moins, parmi les plus exaltés, que de s'opposer
de vive force au débarquement du commissaire général. Le 14 il débarqua
accueilli par un silence glacial que justifiait l'incertitude où l'on
était de la conduite qu'il allait tenir, de la direction qu'il allait
imprimer à son administration. Les deux jour suivants furent employés,
par les planteurs, en tentatives faites pour l'engager à sanctionner les
réunions de l'assemblée des délégués, comme devant tenir lieu de conseil
colonial. Le commissaire général répondit en montrant le décret de suppression
des conseils coloniaux, dont il était porteur ; il déclara illégale une
réunion se substituant de son chef à une autre supprimée par la loi. Le
bureau de l'assemblée revint deux fois à la charge, et, pour toute réponse,
n'obtint que deux refus motivés avec fermeté calme qui fit comprendre
l'inutilité d'insister d'avantage. Grâce à l'intervention sage et éclairée
du président, l'honorable M. Vinson, une dissolution prononcée d'office
ne fut pas nécessaire. L'assemblée se sépara.
Le 17 octobre 1848, c'est la proclamation
du nouveau gouverneur à sa prise en fonction.
" Chers concitoyens
mes amis
Organe de la République et
dépositaire de ses pouvoirs, j’arrive au milieu de vous non pour assister
à la décomposition de votre société, mais pour l’organiser dans une pensée
d’union, de fraternité et dans des vues d’ordre, de prospérité et de développement
agricole.
Notre révolution si pure
trouvera dans ce beau pays de l’invitation , de chaleureuses sympathies.
Je sais combien dans des
temps difficiles, et à ces époques de luttes terribles entre les nations,
la Métropole a rencontré de ressources dans le patriotisme et la bravoure
des Créoles. Je sais aussi que j’y trouverais moi-même, au besoin, le
secours de ces nobles sentiments de dignité nationale.
La France nouvelle, enfin
dégagée de tout intérêt dynastique , ne consultera plus désormais que
ce qui est Droit, que ce qui est Justice.
Toutefois, en présence de
paix que la grande politique de la Révolution tend à consolider de plus
en plus, c’est aux pacifiques et douces inspirations de vos cœurs, que
je fais appel aujourd’hui.. Oui appel à vous colons déjà libres et colons
qui le serez bientôt, car Dieu vous a créés frères et je vous confonds
dans mes affections.
Je compte sur votre concours
loyal, propriétaires du sol et industriels.
Je compte sur vous aussi,
hommes de labeur jusqu’ici asservis.
Si ceux qu’une triste classification
avait constitués les maîtres doivent apporter un esprit de fraternité
et de bienveillance dans leurs rapports avec leurs anciens serviteurs,
ils doivent être animés de sentiments de charité chrétienne pour les malheureux
que l’âge et les infirmités accablent … n’oubliez pas, vous frères qui
allez être les nouveaux élus de la cité, que vous avez une grande dette
à payer à cette société dans laquelle vous êtes près d’entrer. La liberté,
c’est le premier besoin de l’humanité, oui ; mais ce suprême bienfait
impose d’importantes obligations, la liberté élève le travail à la hauteur
du devoir. Être libre, ce n’est pas avoir la faculté de ne rien faire,
de déserter les champs, les industries. Être libre … c’est l’obligation
d’utiliser son temps, de cultiver son intelligence, de pratiquer sa religion.
Le travail, en effet, est une mission imposée à l’homme par Dieu, il le
relève à ses propres yeux, en fait un citoyen, il l’appelle à fonder une
famille.
Écoutez donc ma voix, mes
conseils, moi qui ai reçu la noble mission de vous initier à la liberté….
Si, devenus libres, vous restez au travail, je vous aimerai ; la France
vous protègera. Si vous le désertez, je vous retirerai mon affection ;
la France vous abandonnera comme de mauvais enfants.
Je fais publier les institutions
que la République destine à ce pays. Je ne les considère que comme les
premiers pas dans la voie d’une complète assimilation avec les institutions
de la mère-patrie. Quand cette terre si éminemment française ne portera
plus d’esclaves, elle formera, j’en ai l’assurance, dans la grande unité
nationale, un département d’outre-mer gouverné par les lois générales
de la Métropole.
Et vous qui allez bientôt
recevoir de mes mains, comme un présent de la France régénérée, la liberté
qui vous méritez si bien, vous n’aurez que deux mois à attendre l’avènement
de ce jour si solennel qui vous fera citoyens.
Patiente donc et confiance.
J’irai sous peu vous voir dans vos ateliers, connaître le pays et vos
besoins.
Chers concitoyens, le gouvernement
provisoire, en décrétant l’abolition immédiate de l’esclavage, a consacré
votre droit à l’indemnité. J’ai la confiance que l’Assemblée Nationale,
dans laquelle vous comptez de nombreux amis, achèvera généreusement cette
œuvre.
Je puis vous donner l’assurance que le gouvernement s’occupe avec sollicitude
de l’établissement de banques locales et de la diminution du tarif de
vos....
Depuis longtemps déjà les
bras font défaut à votre agriculture ; ce sera l’objet de mes constances
préoccupations.
Bientôt la Colonie sera appelée
à élire ses représentants ; que leur vie soit soumise à un examen équitable
et sévère. De cette épreuve solennelle sortiront, je n’en doute pas, des
hommes sincèrement dévoués à la République et aux fortes institutions
qu’elle vous prépare. Fonctionnaire de tous rangs, vous aurez à me seconder.
J’ai le droit de vous demander du zèle sans hésitation, car la République
veut être servie avec dévouement et sans arrière pensée, je donnerai l’exemple,
en la servant moi même avec bonté connu sans faiblesses.
Ministres du Christ, nous
avons à accomplir une œuvre de moralisation et de civilisation. Que le
zèle dont vous avez donné tant de preuves dans votre rude apostolat se
ravive, s’il en était besoin, au souvenir de ce prélat que la République
vient d’écrire au nombre de ses saints. J’ai foi en vous, comptez sur
moi.
Je salué la vue de ce pays
avec bonheur. Mon âme en proie aux émotions les plus vive, s’est ouverte
à l’espérance de faire votre bien. Permettez donc, mes chers compatriotes,
qu’en acclamant ces paroles : Vive la République, je vous remercie avec
affection de l’accueil cordial que j’ai reçu de vous.
Grâce à la confiance que
le digne gouverneur auquel je succède, avait su vous inspirer, grâce à
la patriotique résignation des maîtres et aussi à la sagesse et au bon
sens de la population esclave, j’ai trouvé votre Colonie calme et tranquille
; je n’ai entendu partout que des paroles de concorde et de fraternité.
Gloire et merci à vous tous, mes chers concitoyens ! Cette paix est votre
courage, c’est à vous que vous devez la sécurité de vos familles.
Le concours que toutes les
classes de la population m’ont si spontanément offert m’est un gage certain
que l’alliance de l’ordre et de la liberté secondée par le travail est
enfin fondée dans votre belle Colonie. Remercions-en l’auteur de toutes
choses, et soyons toujours dignes de la protection qu’il accorde à vos
heureux ------ en consolidant par nos efforts fraternels, l’établissement
de la nouvelle société coloniale.
Vive la République ! Vive la Colonie !
Le commissaire Général de la République.
Sarda-Garriga. Saint-Denis, île de la Réunion, 17
octobre 1848. "
18 octobre 1848, Sarda Garriga publie un
décret annonçant l'abolition de l'esclavage pour le 20 décembre 1848.
Le 24 octobre 1848, par décret le travail
est rendu obligatoire. Lire
le décret.
13
novembre 1848, Sarda-Garriga entame sa première campagne d'explication
dans l'île. Le commissaire général résolut de parcourir successivement
toutes les parties de la colonie, afin d'expliquer lui-même à la population
noire la nature de l'arrêté du 24 octobre, et de combattre l'interprétation
erronée que l'ignorance ou la malveillance pourraient tenter de lui donner.
En conséquence, il partit de Saint-Denis le 13 novembre 1848, et commença
sa tournée dans l'arrondissement Sous-le-Vent.
Récit
de Sarda Garriga de sa tournée du 13 novembre au 7 décembre 1848 dans
l'île pour expliquer l'arrêté du 24 octobre 1848.
7
décembre 1848, Sarda Garriga est de retour à Saint-Denis, la
capital est alors le théâtre de manifestations de lycéens, le proviseur
du lycée de Saint-Denis Théodore Drouet est républicain, ce qui ne plaît
guère à ses élèves, issus de classe aisée, donc conservatrice, ni à leurs
parents.
19 décembre 1848. Ne parvenant
pas à calmer les jeunes lycéens, Sarda Garriga est obligé de fermer le
lycée du 19 décembre 1848 au 1 er février 1849.
Le 20 décembre 1848, Sarda
Garriga proclame l'abolition de l'esclavage à l'île de la Réunion.
Texte de la proclamation
du 20 décembre 1848 signé par SARDA-GARRIGA.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ 20 DÉCEMBRE 1848.
AUX TRAVAILLEURS.
Mes amis.
Les décrets de la République
française sont exécutés : Vous êtes libres. Tous égaux devant la
loi, vous n'avez autour de vous que des frères.
La liberté, vous le savez,
vous impose des obligations. Soyez dignes d'elle, en montrant à la France
et au monde qu'elle est inséparable de l'ordre et du travail.
Jusqu'ici, mes amis, vous
avez suivi mes conseils, je vous en remercie. Vous me prouverez que vous
m'aimez en remplissant les devoirs que la Société impose aux hommes
libres.
Ils seront doux et faciles
pour vous. Rendre à Dieu ce qui lui appartient, travailler en bon ouvriers
comme vos frères de France, pour élever vos familles; voila ce que
la République vous demande.
Vous avez tous pris des engagements
dans le travail : commencez-en dès aujourd'hui la loyale exécution.
Un homme libre n'a que sa
parole, et les promesses reçues par les magistrats sont sacrées.
Vous avez vous-même librement
choisi les propriétaires auxquels vous avez loué votre travail : vous
devez donc vous rendre avec joie sur les habitations que vos bras
sont destinés à féconder et où vous recevrez la juste rémunération de vos
peines.
Je vous l'ai déjà dit, mes
amis, la Colonie est pauvres beaucoup de propriétaires ne pourront peut-être
payer le salaire convenu qu'après la récolte. Vous attendrez ce moment
avec patience. Vous prouverez ainsi que le sentiment de fraternité
recommandé par la République à ses enfants, est dans vos cœurs.
Je vous ai trouvés bons et
obéissants, je compte sur vous. J'espère donc que vous me donnerez peu
d'occasion d'exercer ma sévérité; car je la réserve aux méchants,
aux paresseux, aux vagabonds et à ceux qui, après avoir entendu mes paroles,
se laisseraient encore égarer par de mauvais conseils.
Mes amis travaillons tous
ensemble à la prospérité de notre Colonie. Le travail de la terre n'est
plus un signe de servitude depuis que vous êtes appelés à prendre
votre part des biens qu'elle prodigue à ceux qui la cultivent.
Propriétaires et travailleurs
ne feront plus désormais qu'une seule famille dont tous les membres doivent
s'entraider. Tous libres, frères et égaux, leur union peut seule
faire leur bonheur.
La République, mes amis,
a voulu faire le votre en vous donnant la liberté. Qu'elle puisse dire
que vous avez compris sa généreuse pensée, en vous rendant dignes
des bienfaits que la liberté procure.
Vous m'appelez votre père;
et je vous aime comme mes enfants; vous écouterez mes conseils : reconnaissance
éternelle à la République française qui vous a fait libres ! et que
votre devise soit toujours Dieu, la France et le Travail.
Vive la République !
Signé SARDA-GARRIGA.
L'institution du travail
obligatoire par le gouverneur Sarda Garriga avait permis d'abolir l'esclavage
dans le calme. Mais elle est vite
bafoué. Les propriétaires se plaignent, les affranchis désertent les champs.
La faute est dans les deux camps : chez les patrons qui continuent à se
faire appeler " mon Maître ", la rudesse des manières ; chez l'affranchis,
on rejette une forme de travail assimilée à l'esclavage.
17 février 1849,
le gouverneur de La Réunion, Sarda Garriga épouse à la cathédrale de Saint-Denis
en seconde noce, Adèle Juteau venue le rejoindre, et fait paraître ce
même jour sa Proclamation aux travailleurs.
17 février 1849. Proclamations aux travailleurs
de Sarda Garriga.
" Je ne suis pas content
de vous. Est-ce ainsi que vous comprenez la liberté ? Je vous l'ai dit
: sans le travail, elle ferait votre malheur.
Heureusement que je suis
là pour récompenser les travailleurs et aussi pour punir les paresseux.
Enfant de la mère patrie, je suis venu vous donner la liberté en son nom
: m'inspirant de sa sollicitude pour ce beau pays, en son nom je frapperai
ceux qui troubleraient l'ordre en abandonnant le travail.
Mes enfants, croyez-moi
bien, le travail c'est l'ordre. Espérez-vous me tromper en me montrant
des engagements ? Eh ! que m'importe votre livret, si vous ne satisfaites
pas aux conditions qui y sont écrites ?
Les propriétaires du sol
vous payent pour le cultiver : cultivez donc le sol qui doit nous enrichir
tous, vous, le propriétaire, et la patrie qui vous a faits libres.
Vous n'appartenez plus
à un maître, mais vos bras appartiennent au champ qui doit vous nourrir.
Le propriétaire vous a dit : " Ce champ est à moi ; féconde-le par ton
travail, et je te donnerai un salaire. " Accepter le salaire et ne pas
donner votre travail, c'est un vol que la justice commande de punir.
Passer seulement quelques
heures à l'atelier, lorsque vous devez n'y pas manquer depuis le matin
jusqu'au soir, c'est encore voler une partie du travail pour lequel on
vous paye. "
Par arrêté du 16 avril 1849
de Sarda Garriga, une société anonyme dite “Comptoir d’escompte et de
prêts” est créée à Saint-Denis.
Le 29 août 1849, le Père
Joffard, en conflit avec la société coloniale en raison de son implication
dans la campagne pour les élections législatives, est expulsé de la colonie
par le gouverneur.
Sarda Garriga révoqué le
10 novembre 1849, n'est informé de cette mesure par courrier que le 22
janvier 1850.
Il remet ses fonctions le 8 mars 1850 au Commandant militaire Barolet
de Puligny. Sa révocation surprend la colonie qui lui manifeste son estime.
Sarda Garriga quitte l'île Bourbon le 21 avril 1850 pour entrer à Paris.
En décembre 1851,
il est nommé commissaire général de la Guyane. il rentre en France en
1853, ne voulant pas être le gardien des opposants de Napoléon III, sa
carrière est brisée.
Il se retire dans l'Eure
où il monte une affaire d'eaux minérales qui fait faillite. Le Conseil
général de la Réunion lui accorde une modeste pension. Il meurt pauvre
le 8 septembre 1877.
Hormis la reconnaissance d'une grande partie de la population de la Réunion,
le libérateurs des esclaves est mort totalement oublié par ses contemporains.
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